Parmi les projets innovants de l’ex-Région Poitou-Charentes, l’opération « Isolation 10 000 toitures », un dispositif unique en France dont l’analyse permet de saisir en quoi la politique de l’ancienne collectivité était audacieuse. Mais qui pose aussi la question : quelle part de risques un exécutif peut-il se permettre avec l’argent public ?
Clap de fin pour le dispositif « 10 000 toitures ». Alain Rousset, président de la région Aquitaine Limousin Poitou-Charentes, l’a annoncé lundi 22 mai. A Poitiers pour présenter la trame du budget à venir, il a clos le débat autour d’un projet qui avait été pourtant reconduit jusqu’à fin 2016 par Jean-François Macaire, alors à la tête de l’exécutif.
D’autres dispositifs vont aussi disparaître. Ce que les automobilistes vont en revanche découvrir, c’est la taxe sur les produits pétroliers. Ségolène Royal, qui a dirigé le Poitou-Charentes de 2004 à 2014, a toujours refusé d’instaurer cet impôt indirect, sur un territoire rural où la voiture est souvent le seul moyen de déplacement.
En 2010, avec 10 000 toitures », elle met au contraire en place un plan pour alléger la facture énergétique qui a un « impact croissant sur le pouvoir d’achat des ménages ». Et elle relance du même coup le secteur du bâtiment, qui souffre, dans son « laboratoire » picto-charentais. A la crise de 2008 s’est greffée l’urgence écologique. Le projet est ambitieux.
Un nombre de dossiers qui a doublé
« C’était une politique originale de soutien direct à la population en même temps qu’un plan en faveur de l’emploi », se rappelle Jean-François Macaire, à qui la délégation aux finances de la nouvelle grande région a été retirée, dans le contexte de suspicion autour de la sincérité des comptes du Poitou-Charentes.
Parmi les 132 millions d’impayés dénoncés par Alain Rousset, 10 millions seraient liés au projet « 10 000 toitures ». Un projet victime de son succès : au final, ce sont 19 700 dossiers qui ont été financés, dont 13 000 pour la seule année 2015.
A quoi il faudrait ajouter 7 000 dossiers supplémentaires non validés, déposés entre novembre 2015 et le 23 février 2016, date de l’arrêt officieux de la subvention, et dont on ne sait toujours pas quel sort va leur être réservé.
Un « dérapage » assumé par l’entourage de Ségolène Royal. Georges Stupar, ex vice-président aux économies d’énergie, reconnait une forte volonté d’innover et d’entreprendre. « Ségolène voulait que ce soit 10 000, 20 000, 30 000 toitures. Je peux vous dire que l’équipe autour du dispositif n’était pas grande, mais qu’elle travaillait jour et nuit ». Les finances suivaient-elles ? C’est ce que dira la Chambre Régionale des Comptes à l’automne.
Certificats d’Economie d’Energie : Poitou-Charentes très généreuse
Pour lancer ce dispositif « original », la Région s’est appuyée sur la loi POPE, née après la ratification du protocole de Kyoto, en 2005. Une loi qui engage les gouvernements à fixer des quotas d’économies d’énergie pour les fournisseurs, appelés les « obligés » – EDF, GDF, Total, etc. – sous peine d’une taxe (très) pénalisante. Pour réaliser ces économies, les « obligés » incitent leurs clients à faire des travaux d’isolation via le versement de subventions. A leurs côtés, les « éligibles », à savoir les bailleurs sociaux ou les collectivités territoriales. Dont les Régions.
Celle du Poitou-Charentes, en aidant financièrement les habitants qui entreprendraient des travaux de rénovation, génère au même titre que les « obligés » des Certificats d’Economie d’Energie (CEE), qui ont une valeur, cotée sur un marché. Ces CEE comptent alors pour 60 % de la subvention régionale, d’un montant total de 1200 euros par ménage.
« Un montant fixe assure une visibilité au projet, mais ne tient pas compte du marché » estime Bruno Sauvage, le patron d’Energie Sole, entrepreneur spécialisé dans l’isolation des combles. Dans le montant de la subvention régionale, 700 euros étaient représentés par les travaux réalisés puis transformés en CEE, 500 euros pris en charge sur le budget de la collectivité.
« On se disait : comment peuvent-ils mettre cette quantité d’argent pour récupérer autant de CEE ? » se souvient un acteur de Sorégie, un « obligé » fournisseur d’électricité. Et qui ajoute : « la Région était alors trois fois au-dessus de ce que nous proposions ». Autrement dit, bien plus généreux que les autres acteurs du marché.
Des plafonds fiscaux relevés
Si fin 2012 la cote des CEE est au plus haut, le dispositif est, lui, au plus bas. « Nos commerciaux avaient du mal à convaincre que les travaux n’allaient rien coûter aux ménages. Quand on est retraité et précaire, on ne croit plus au Père-Noël depuis longtemps », explique Bruno Sauvage. Du coup, seuls 235 dossiers ont été déposés, en décembre 2012. Les 3 millions d’euros du budget sont quasiment intacts, le plan ne décolle pas.
C’est alors que Ségolène Royal et son équipe décident d’élargir le dispositif « 10 000 toitures » aux propriétaires bailleurs et de remonter les plafonds fiscaux. Le plan initialement destiné aux retraités (dont 60 % ont un revenu inférieur à 18 750 euros par an dans le Poitou-Charentes) devient en 2013 accessible à un couple gagnant jusqu’à… 80 000 euros.
« L’argument écolo qui dit que la planète se fiche bien de ce qu’il y a dans le portefeuille des gens tient la route », estime Gilles Maupin, le leader régional de la rénovation des combles. « Je reconnais que l’aspect social a disparu a ce moment là, pour laisser place à la seule préoccupation écologique », ajoute Yves Debien, vice-président aux finances de l’ex exécutif. « Mais les résultats sont là, personne ne peut dire le contraire ».
Tout le monde voit en effet la quantité de surface isolée grâce au dispositif (1,8 millions de mètres carrés) comme un résultat exceptionnel. De son côté, le projet « Habiter mieux » de l’ANAH (Agence Nationale de l’Habitat) qui ne s’adresse qu’aux précaires, ne peut pas rivaliser : il nécessite en moyenne 24 mois avant d’aboutir. Et en 2013, Ségolène Royal veut des résultats rapidement. Un plan « com » est mis en place et un bus rouge impérial au logo de la Région sillonne le territoire pour annoncer la nouvelle.
Celle que personne ne voit venir, c’est l’action menée par Total. Pour atteindre rapidement son quota de CEE, « l’obligé » fait main basse sur la rénovation de bâtiments tels que les hôpitaux, les lycées, et autres EHPAD… « On chauffe plus une maison de retraite qu’une maison individuelle, ça génère plus d’économies d’énergies et donc plus de CEE. Le rapport est de 1 à 10 », explique Bruno Sauvage, d’Energie Sole. Des millions de mètres carrés sont isolés en quelques mois grâce à la puissance du groupe pétrolier.
Chute des cours des CEE : des millions d’euros à décaisser
Ce n’est pas sans incidence sur le cours des CEE. Cotés en bourse, ils fluctuent sous l’effet de l’offre et de la demande mais aussi en fonction des périodes définies par l’Etat: de 2006 à 2009, de 2011 à 2014, (la dernière court de 2015 à 2017). L’action nationale de Total inonde le marché de CEE, ce qui conduit son cours à baisser. Au moment même où l’opération « 10 000 toiture » explose, et force l’exécutif régional à alimenter le succès par des « enveloppes complémentaires » : 5 millions en février 2015 et 6 millions à l’automne.
« C’est le problème du public par rapport au privé », reconnaît Davy Brien, courtier en CEE à GEO PLC, une société de service en efficacité énergétique. « Quand un obligé voit les cours chuter, il arrête tout de suite son dispositif. Pas un poids-lourd comme la Région ».
Car un autre facteur entraîne la chute des cours : la façon dont le Pôle National des CEE (PNCEE) traite les dossiers. Pas moyen de sauter cette étape : le PNCEE est la seule institution habilitée à transformer les travaux effectivement réalisés en Certificats d’Economie d’Energie, c’est-à-dire propres à être revendus sur le marché.
Jusque en 2014, le pôle contrôle puis valide les dossiers qu’il reçoit. Les collectivités passent en dernier : pour elles, cela prend encore plus de temps. « En moyenne un an », souffle-t-on chez Sorégie. En janvier 2015, le PNCEE inverse le processus : il valide d’abord et contrôle ensuite. Un changement qui provoque un afflux de CEE sur le marché.
En plus d’accentuer mécaniquement la chute des cours, cela permet aux acteurs du marché de réaliser que les « obligés » importants (EDF et Total) ont presque atteints leurs quotas. Autrement dit, la certitude que la valeur des CEE ne remontera pas avant la fin de la période (2017).
La Région a alors deux possibilités : revendre ses CEE dans un marché déprimé, ou attendre la période suivante en espérant que les cours remontent. « Dans l’hypothèse où ils en auraient stocké en espérant une reprise des valeurs après l’ouverture d’une quatrième période, en 2018, c’est un pari risqué. Il y a des élections, et pour l’heure, personne ne peut savoir ce qu’il adviendra des CEE après 2017 », estime Gilles Maupin.
Si l’on multiplie le nombre de dossiers acceptés fin 2015 (19 700) par le montant moyen de la subvention (1156 euros), l’opération « 10 000 toitures » se chiffre à 22,7 millions d’euros, qu’il a fallu ou qu’il faudra décaisser (il semble qu’une partie des 10 millions d’impayés ait été régularisée dernièrement). Combien la Région pourra (ou a-t-elle déjà pu) récupérer de fonds en revendant ses CEE ?
Son cours ayant perdu plus de la moitié de sa valeur entre le début du projet, en 2010, et sa fin en février 2016, la facture imprévue s’élève déjà, quel que soit le cas de figure, à plusieurs millions d’euros.
Un dispositif qui profite à 3% d’entreprises
L’aide au secteur du bâtiment était, avec celle aux ménages précaires, un des objectifs initiaux du projet « 10 000 toitures ». Sur les 1111 entreprises du Poitou-Charentes portant mention RGE (Reconnues Garant de l’Environnement) et habilitées à rénover les combles, celle qui a le plus bénéficié du soutien est le leader régional incontesté, les Etablissements Maupin.
La publicité de son entreprise sur le site de la Région a fait réagir la concurrence. « Les élus sont venus me voir pour des conseils. Je suis dans la rénovation depuis 1987. Au départ, personne ne voulait faire ce travail. Je n’ai donc pas profité de l’aubaine », se défend-il.
D’autres se sont créées au bon moment. Les gérants de l’entreprise rochelaise Eco Atlantique, née en 2014, assurent avoir raflé 2600 dossiers en deux ans grâce à des commerciaux efficaces. Cumulé à ce qu’a réalisé Gilles Maupin à Poitiers, on peut estimer qu’un gros tiers de la subvention s’est concentré autour de deux acteurs, sur les 1 111 restants.
Les rares autres ? Sur un mail de l’administration régionale que nous nous sommes procuré, envoyé le 23 décembre 2014 aux entrepreneurs concernés par le dispositif, 36 seulement apparaissent comme destinataires.
Si le soutien n’a servi qu’à 3 % des acteurs du secteur et pas vraiment aux ménages les plus précaires, la répartition géographique des dossiers acceptés laisserait aussi supposer qu’il vaut mieux être près des centres de décision pour bénéficier de l’argent public. La Vienne, dont la capitale est Poitiers, est ainsi le grand bénéficiaire du dispositif « 10 000 toitures », la Charente la plus perdante.
Tout est-il noir pour autant ? « Il faut souligner la qualité écologique du projet, et aussi ce que cela a apporté au secteur en termes d’emploi », estime-t-on chez Sorégie. D’ailleurs il existe peut-être un moyen pour la Région de se refaire une santé et de récupérer les millions laissés en route. Via un dispositif mis en place au 1er janvier 2016 par… Ségolène Royal.
« Sur les 7000 dossiers en attente, une partie doit pouvoir être basculée vers les nouveaux CEE de grande précarité. Ils valent trois fois plus que les autres », souligne Bruno Sauvage. De là à penser que la ministre de l’écologie et Présidente de la COP 21 aurait retenu les leçons de son « laboratoire », pour réaliser au niveau national ce qui n’a pas fonctionné à l’échelon de sa région…
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