Accessibilité des lieux de santé : Bordeaux à la traîne

Soixante et un : c’est le nombre de lieux de santé que la Ville de Bordeaux recense comme accessibles aux handicapés et affiche sur une carte interactive dédiée à ce sujet. Pourtant ces chiffres ne reflètent pas la réalité. Majoritairement inaccessibles, le parcours pour accéder aux cabinets médicaux ou pharmacies du centre de Bordeaux est bien souvent jonché d’obstacles. Petit exercice de fact-checking.

Les lieux de santé sont-ils accessibles aux personnes en fauteuil roulant dans le centre-ville de Bordeaux ? Contrairement à ce que l’on pourrait penser, la réponse est non.

A l’Hôtel de ville, on explique cette situation déplorable par un manque de moyens. Joël Solari, en fauteuil roulant depuis un accident de voiture, est adjoint au maire de Bordeaux en charge des personnes en situation de handicap. « Ici, je suis tout seul avec une chargée de mission et une secrétaire. Je ne peux pas être partout », affirme-t-il. Pourtant, l’homme de 66 ans a bien décidé de prendre en main les problèmes d’accessibilité aux lieux de santé.

En 2011, il a co-réalisé la plateforme « Bordeaux Accessible » avec Laurent Hodebar, chargé de mission tourisme à la mairie de Bordeaux. Une idée fixe en tête : faire une carte interactive pour recenser les lieux accessibles pour les différents types d’handicaps à Bordeaux. La carte aurait pu être la clé aux problèmes d’accessibilité aux lieux de santé si elle n’avait pas été incomplète et rarement réactualisée. Médecins inexistants, locaux inadaptés rendent la carte inexploitable pour les personnes handicapées. « Nous n’avons pas les moyens d’actualiser la plateforme en permanence » dit Joël Solari, attristé.

Lui-même concerné par ce sujet, il déplore le manque d’intérêt suscité par la loi du 11 février 2005 qui prévoyait la mise en accessibilité, le 1er janvier 2015, de tous les établissements et installations recevant du public. Manque de personnels, manque de moyens, ou tout simplement manque d’intérêt des pouvoirs publics ? On constate que l’écrasante majorité des personnes à se soucier des problèmes d’accessibilité aux lieux de santé sont les handicapés eux-mêmes …

Manque de renseignements disponibles

Pour avoir un aperçu de la réalité de la situation en matière d’accessibilité des lieux de santé, un travail de collecte d’informations sur le terrain est nécessaire. Il permet de mettre en lumière un échantillon des actuels lieux de santé accessibles dans le vieux Bordeaux (ici en rouge). La différence est saisissante et suffit à montrer le manque de renseignements disponibles pour les handicapés moteurs.

En regardant de plus près les lieux de santé recensés sur la carte « Bordeaux Accessible » (ici en jaune), on se rend compte des erreurs qu’elle comporte : cabinets inexistants, lieux accessibles non répertoriés, lieux inaccessibles dits “accessibles” (ici en vert)… Comme ce cabinet de dentiste, rue sainte-Catherine, qui affirme être accessible mais qui possède en réalité de nombreux obstacles difficilement franchissables pour une personne en fauteuil roulant : porte lourde, marche d’entrée, ascenseur trop étroit… La personne handicapée doit en fait être accompagnée pour accéder in fine dans ces locaux.

De même, certaines pharmacies indiquées comme accessibles comportent en réalité des difficultés pour les handicapés moteur. Car si ce dernier peut pénétrer dans le bâtiment grâce à une « pente », il ne peut bien souvent pas déambuler dans tous les couloirs, à cause de portants mal placés, ni accéder au comptoir trop haut. Soulignons tout de même que sur les 28 établissements de santé recensés comme accessibles, 17 sont des pharmacies. Pour un des pharmaciens concerné, situé du Cours Alsace-Lorraine, ce n’est pas la volonté qui manque. Il aimerait installer une rampe mais cela ne dépend pas que de lui. Le trottoir est trop étroit. Il faudrait que la mairie décide de condamner les place de parking devant la devanture de sa pharmacie. Ainsi, la rampe n’entraverait pas la circulation des piétons.

Actualisation défaillante des bases de données publiques

Ces inexactitudes dans les informations diffusées par la collectivité locale témoignent d’un manque d’implication des pouvoirs publics dans le référencement des lieux de santé accessibles, mais aussi d’une actualisation défaillante de ses bases de données. Au 115 rue Fondaudège, il n’y a plus de cabinet de kinésithérapeutes. Après avoir eu au téléphone l’un des praticiens, on apprend que le cabinet a déménagé rue Roland, dans un nouveau local non-accessible (point vert). Ce cabinet est cependant répertorié accessible et donc toujours existant.

D’autres cabinets sur la carte sont listés comme accessibles alors qu’ils ne le sont pas. C’est le cas d’Olivier Dozdat, dont le cabinet de kinésithérapie qu’il partage avec quatre collègues place Gambetta, n’est que “partiellement accessible”. Il est possible d’entrer dans le bâtiment en fauteuil – à condition d’être accompagné par une tierce personne – mais  le cabinet est au deuxième étage. L’ascenseur est lui, bien trop étroit. « La dernière fois, une personne en fauteuil roulant a pu monter mais c’est parce qu’elle pouvait se lever… et on donc dû plier le fauteuil », témoigne Olivier.

Une succession de problèmes due à l’historicité du bâtiment. Toutes les façades à l’Est de la place Gambetta sont en effet classées au patrimoine. Et pour tout ce qui concerne les travaux, il faut passer par le syndic de copropriété de l’immeuble. Si le syndic refuse de le faire, les professionnels de santé peuvent demander une dérogation. Une fois obtenue, ils ne sont plus dans l’obligation de mettre en conformité leur établissement de santé. « En septembre 2015, on devait être aux normes. Là on va faire une demande de dérogation pour retarder l’échéance  », raconte Olivier.

À l’inverse, plusieurs cabinets bien plus accessibles aux handicapés moteur ne sont pas répertoriés par la Ville. Parmi eux, Guillaume Fourgeaud, kinésithérapeute depuis 14 ans. Son cabinet est situé en plein centre de Bordeaux. Installé au rez-de-chaussée, il ne lui manque que quelques installations pour être aux normes.

Les AD’AP, un dispositif peu connu des professionnels

Un AD’AP (Agenda D’Accessibilité Programmé) concerne tous les gestionnaires et propriétaires d’ERP (Etablissements Recevant du Public). Tous les lieux de santé sont concernés. Néanmoins, des professionnels comme Olivier ne sont souvent pas au courant de l’existence de ce dispositif.

Pourtant depuis le 1er mars 2015, tous les établissements de santé doivent déposer un dossier comportant le montant des travaux à réaliser auprès de la DDTM (Direction Départementale du Tourisme et de la Mer). Le but : mettre en conformité l’accessibilité de l’établissement. Pour ce faire un simple formulaire est à remplir sur le site du gouvernement. Le point en infographie.

Une situation qui déplaît aux associations qui défendent les droits des personnes handicapées.




 

Mais les premiers touchés par ce manque d’intérêt de l’opinion publique sont les handicapés. Parmi eux, Hugues Chiquet, 17 ans. « Être dans un fauteuil, c’est un peu Mac Gyver dans la vraie vie », clame-t-il en rigolant. Atteint d’une dystrophie musculaire, il ne peut se rendre seul chez un dentiste, un kinésithérapeute ou un médecin généraliste. Le jeune homme doit en plus de ça sans cesse s’assurer que les différents lieux de santé soient accessibles. Accompagné de sa mère, il se rend chez le psychiatre toutes les deux semaines, en plein centre-ville de Bordeaux. Une véritable contrainte.

Comme la famille Chiquet, de nombreux handicapés moteurs ont une vision pessimiste du futur de l’accessibilité aux lieux de santé. Peu espèrent encore un changement malgré les sanctions possibles. Résignées, les personnes en fauteuil roulant semblent s’être résolues à se débrouiller seules.

Yaël Benamou, Manon Derdevet, Jadine Labbé Pacheco

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